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L’écoconception comme réponse aux impacts sociaux du numérique ?

Le numérique comme les autres industries impacte en bien comme en mal notre société. Nous sommes convaincus que l’écoconception est une issue à certains de ces maux.

Publié le 14 mai 2024 par Damien Legendre

Quand on aborde le sujet de l’écoconception web, nous pensons alors instinctivement à la sobriété numérique et aux moyens de réduire l’impact de celui-ci sur notre planète en le rendant moins consommateur de ressources comme l‘électricité ou l’eau par exemple. Bien que cela soit tout à fait juste, d’autres bénéfices, sociaux se révèlent eux aussi quand on y regarde de plus près.

Je vous invite avec cet article à effectuer un pas de côté pour comprendre comment écoconcevoir revient à faire bien plus que réaliser un web plus frugal. Cette façon d’aborder le numérique que l’on croise parfois sous le terme d’éco-socio-conception, a beaucoup à apporter sur le plan Humain.

Les impact sociaux les plus évidents

Le pouvoir sociétal de l’écoconception n’est pas le premier qui nous heurte l’esprit. Pour autant nous allons voir qu’il se révèle être une réponse à l’exclusion et l’inégalité.

Obsolescence et portefeuille

Le smartphone, passé au rang d’objet central du quotidien et dont l’INSEE estimait en 2021 qu’il était possédé par 77% des Français, s’installe au cœur de notre surconsommation d’appareils électroniques puisque nous le renouvellons tous les 2 à 3 ans en moyenne. Cette tendance se vérifie sur la très grande partie de nos appareils électroniques, de la télévision à la montre connectée en passant par nos ordinateurs ou encore nos consoles de jeu. Les raisons de cette forte tendance au rééquipement précoce sont diverses et nous pouvons évoquer évidemment le besoin d’appartenance ou de révélateur de statut social liée à la possession d’objets “dernier cri”.

Cela sans compter sur l’obsolescence logicielle, diminuant la durée de vie de nos appareils du fait de leur incompatibilité progressive avec les services web ou applicatifs les plus récents. Pour exemple, le dernier système d’exploitation Mac OS, “Sonoma” ne s’installe au mieux que sur des appareils datant de 2018. Il ne faut alors que 6 ans à nos appareils de bureau Apple pour commencer à devenir progressivement incompatibles avec les nouvelles versions web ou logicielles, qui de leur côté, se mettent à jour régulièrement pour s’adapter et rester concurrentielles. Petit à petit, les utilisateurs qui n’ont pas les moyens de suivre la cadence infernale de ces mises à jour se voient donc en incapacité de se connecter au site web de leur compagnie d’assurance ou à l’application de leur compte bancaire par exemple.

Le serpent se mord la queue et un cycle infernal s’est depuis longtemps mis en route, laissant sur le côté les utilisateurs n’ayant pas les ressources permettant de s’équiper à neuf d’appareils dont le prix ne cesse de grimper. Pire, beaucoup se voient poussés à investir une part trop forte de leur budget dans l’électronique au détriment de leurs autres dépenses courantes (nourriture, chauffage, culture…). Comment leur en vouloir, quand le désir de posséder ce qui se fait de mieux est motivé à longueur de journée par une publicité infatigable et ultra présente ?

Pour aller plus loin sur ce sujet de l’obsolescence, je vous invite à découvrir le travail de mémoire de Léa Mosesso : « Vivre avec un smartphone obsolète » dans lequel la chercheuse définit ce qu’elle nomme des chemins d’obsolescence causés par la saturation du stockage, les mises à jour de l’OS et / ou des applications et enfin les dysfonctionnements généraux. Léa était d’ailleurs l’invitée de l’épisode #87 du podcast Techologie animé par Richard Hanna.

« Les personnes interrogées, malgré leur volonté de prolonger la durée de vie de leurs smartphones, rencontrent de nombreux freins. Ce travail invite donc les développeurs, développeuses et designers à prendre en compte ces expériences de vie avec des appareils vieillissant pour concevoir des services numériques qui permettent aux smartphones de durer plus longtemps. »

— Léa, Mosesso Vivre avec un smartphone obsolète

Ce que l’on peut retenir, c’est qu’en s’attachant à écoconcevoir le web, nous avons la possibilité de rendre le plus compatible possible nos services à des terminaux considérés comme “anciens”. Le critère 1.5 du RGESN nous y encourage en exigeant une compatibilité avec des équipements de plus de 5 ans. En diminuant la contrainte d’usage, arriverions-nous à infléchir, un peu au moins, cette course à l’envie de posséder toujours plus récent et à la pointe de la technologie ?

Réseau et sentiment (d’être exclu)

S’il y a bien une chose à nous mettre en tête, nous petits artisans comme mastodontes du numérique, c’est que nous avons, par nature, un regard biaisé sur les nouvelles technologies de par notre métier. Nous sommes pour beaucoup équipés d’appareils modernes, travaillons le plus souvent sur des réseaux fibrés (ou pas, je ne l’aurais pas avant 2026 depuis mon logement personnel par exemple) qui nous permettent d’aller vite et d’afficher des pages web de plus en plus lourdes sans vraiment nous en apercevoir (note : GreenIT estimait en 2020 que la décennie écoulée avait vu le poids moyen d’une page web multiplié par 4). Nous sommes donc souvent inconscients que ce que nous concevons est en fait un potentiel enfer pour une partie des utilisateurs qui eux, ne bénéficient pas du réseau suffisant à sa “bonne utilisation”.

Selon Degrouptest, près de 60% des Français ont souscrit à la fibre au 31 mars 2023. Un chiffre conséquent, qui laisse néanmoins toujours 40% d’entre nous avec un accès ADSL ou moins, la où les services numériques eux, ne cessent de s’alourdir. Pour les réseaux mobiles, c’est un peu la même histoire avec certaines zones géographiques plu isolées moins bien couvertes et qui voient les nouvelles générations de réseaux se succéder et donc complexifier l’accès voire le rendre impossible du fait de services numériques toujours de plus en plus gourmands.

À travers ce constat, nous pouvons aisément imaginer qu’alléger le poids de nos services revient donc à augmenter leurs performances et donc leurs utilisabilité avec une connexion bas-débit comme le RGESN, encore une fois, le suggère dans son critère 4.1 en invitant à tester nos services avec des connexions plus faibles (3G en mobilité et 512 Kbs en fixe). Concevoir plus sobre permettrait alors de rendre plus universelles nos interfaces et par la même occasion de rendre de meilleurs services à celles et ceux qui les ont entre les mains.

Le poids des pages web multiplié par 4 en 10 ans
Le poids des pages web multiplié par 4 en 10 ans - Source : GreenIT

Légèreté et vie privée

Réduire l’impact du web, revient notamment à limiter le nombre de requêtes envoyées par les sites que nous utilisons. C’est en effet l’un des trois piliers du calcul de l’Éco-index de GreenIT. Et s’il y a bien des requêtes en profusion que nous croisons chaque jour sans le savoir sur le net, c’est bien celles liées au suivi de notre activité en ligne. En utilisant un service comme Wappalyzer par exemple, on observe très souvent que les services de tracking se multiplient bien au-delà de Google Analytics ou de Matomo qui sont quasi-systématiquement présents. On trouvera ainsi de multiples systèmes de traçage pour chaque réseau social permettant aux administrateurs de comprendre comment nous sommes arrivés jusqu’à eux et mesurer la performance de leurs publications LinkedIn, Instagram, Facebook, TikTok… Des services similaires permettent également de suivre le trafic sortant avec précision comme c’est le cas de Google Tag Manager qui pourra quantifier le nombre d’utilisateurs ayant cliqué sur le bouton menant à la page Youtube de leur marque ou redirigeant vers leur espace pro. Puisque tout semble quantifiable, pourquoi se priver après tout ?

Au-delà du poids et des ressources utilisées pour mettre en place ce suivi, il en va de notre vie privée qui est de plus en plus péril tant ces mécaniques invisibles sont en capacité de nous épier, jusqu’à venir créer le désir et la consommation à travers des publicités de plus en plus ciblées dès que nous lançons notre navigateur web préféré.

Les impacts invisibles voire carrément invisibilisés

Passés les constats les plus à notre portée puisqu’ils nous concernent directement, il convient de prendre en considération que l’écoconception peut venir améliorer le quotidien de très nombreuses personnes pour lesquelles nous n’avons pas toujours conscience des difficultés ou même des drames de vie.

Accessibilité et situation de handicap

On estime que 1 Français sur 6 est sujet au handicap, soit environ 12 millions de personnes. Ces handicaps prennent des formes variées : visuel, auditif, moteur ou cognitif. En outre, 80% de ces handicaps sont d’ailleurs dits “invisibles” puisque non perceptibles au premier abord pour ceux qui ne les vivent pas. Pour un grand nombre de ces personnes, utiliser la plupart des services numériques les place dans une “situation de handicap”, dans laquelle aucune alternative ne leur permet un usage complet et fluide. Tout simplement parce que le service n’a pas été imaginé pour être inclusif et adaptable.

Pourtant, cela se vérifie au fil de nos réalisations de ces dernières années, l’écoconception et l’accessibilité sont deux sujets qui se recoupent très régulièrement, prônant chacun la simplification de la navigation, l’allègement des contenus, la limitation de services tiers…

Dès lors qu’un site est sincèrement imaginé sous l’angle de la sobriété numérique, il pose d’ores-et-déjà les premières pierres d’un web plus accessible. Il invite même par nature à penser de concert son service comme inclusif et à suivre des référentiels comme le RGAA en plus du RGESN que nous citions précédemment. Deux référentiels symbiotiques qui vont tous les deux dans le sens de la qualité web de surcroît.

test utilisateur avec une personne aveugle
Nous étudions régulièrement grâce à des utilisateurs concernés les enjeux de l'accessibilité

Sobriété et humanité

Le plus invisible de ces impacts, pour nous occidentaux, se trouve également être le plus inhumain. Afin de construire ces fameux appareils que nous sommes amenés à changer si souvent pour certaines des raisons précédemment citées, il est nécessaire d’employer des matériaux spécifiques : les « terres rares ». Nous ignorons bien souvent leur nom, comme le néodyme, le gallium, le tungstène, le tantale… Pourtant nous les tenons tous les jours entre nos mains.

Pour rappel, la fabrication de nos appareils représente à elle seule environ 80 % des impacts du secteur numérique sur le climat. Ces « terres rares » nous proviennent par exemple de régions comme nord-est de la République Démocratique du Congo, où est extraite la grande partie du cobalt et du tantalen, ce que David Maenda Kithoko nous l’explique bien mieux que je ne le ferais à MiXiT en 2023 ou à la Journée de l’écoconception des Designers Éthiques en 2024. Au prix d’une des pollutions humaines les plus agressive et nocive, l’exploitation de ces métaux est à l’origine de conflits armés qui durent depuis des décennies, venant perturber la souveraineté de certains pays, exploitant un très grand nombre d’enfants dans des conditions de travail inacceptables. L’impact sanitaire et humain est évident pour toutes les personnes qui se voient surexploités comme main d’œuvre pour sortir du sol ces « Minerais du sang ». Amnesty International estime que 40 000 enfants travailleraient toujours dans les mines, dans des conditions particulièrement périlleuses. Comment ne pas laisser poindre en nous une petite envie de tout revoir ?

Cela se passe loin de nous. Probablement trop loin d’ailleurs. Pourtant, il est aisé de comprendre que si nous nous engageons à revoir nos modes de conception, nous pouvons ralentir la locomotive de la consommation d’appareils et tous les dégâts que cela engendre. Bien loin du brillant de nos écrans et leur carapace de verre, il y a des femmes et des hommes en réelle souffrance que nous devons absolument prendre en compte afin d’adopter une consommation plus responsable. L’urgence est réelle.

Enfants au travail dans une mine de cobalt en République Démocratique du Congo
Enfants au travail dans une mine de cobalt en République Démocratique du Congo - Crédits Amnesty International - Source : France Info

Engageons-nous !

Le numérique et l’éthique sont-ils alors une impossible équation ? C’est la question que posaient Agnès Crepet et Audrey Neveu à Paris Web en 2022.

Même si nous ne pourrons certainement pas tout résoudre sur le plan climatique et sur les questions sociales en faisant de meilleures interfaces web, il est important de comprendre l’ensemble des impacts néfastes que le numérique peut avoir sur un grand nombre d’individus afin de l’imaginer différemment, avec plus de raison et de conviction. En faisant chacun ce qu’il faut en tant que concepteur et consommateur, nous avons finalement un réel pouvoir d’améliorer ce qui peut l’être une fois les enjeux maîtrisés.